Madame Rose et Monsieur Grand Cru achètent du vin. Cette année encore, comme il est de tradition dans la famille, le regard se portera sur Bordeaux, et l'on attend beaucoup de la dégustation des primeurs qui s'annonce dans la grosse cave de l'hyper voisin. Et comme chaque année, Madame Rose espère beaucoup des à-côtés de cet événement. Faisant fi de la barbarie des chiffres laissant apparaitre que plus d'une bouteille sur deux est achetée par la gente féminine, elle s'impatiente de savoir si le prestige bordelais saura attirer avec lui, nombre de ces artifices comblant la femme qu'elle est, resplendissante sous les apparats cossus de sa garde-robe. De son côté, Monsieur Grand Cru, s'impatiente de pouvoir affirmer ses positions, son statut de patriarche en charge de la cause vinique familiale. C'est qu'on ne badine pas avec les certitudes ! Monsieur Grand Cru devra se faire son avis, donner son ressenti, car c'est ce qu'on lui demande...
Alors pourquoi tant de clivages ? Et bien, car nous sommes en 2014, et que la société est ainsi faite. Fatalisme rétrograde ou vérité inavouable ? Dans tous les cas si cette invitation n'a pas toujours fait sourire, elle aura bien empli de joie les supposés nombreux Monsieur Grand Cru et Madame Rose, mais aura aussi levé un certain désarroi chez ceux qui aiment le vin sans sexe, sans fard à joue sur le bord des verres, sans caste, ni pudeur, dans l'affection qu'on lui porte.
Un vin ne bâillonnant personne à l'heure de dire "Je t'aime !".
Car au milieu de tous ces primeurs, essayant de jouer à Mme Irma, le verre à la main, la cause fut entendue quand un vif et dense Pessac-Léognan répondant au célèbre nom de Fieuzal, tomba sa robe d'encre pour dévoiler un jus singulier d'une grande élégance. Château de Fieuzal 2010, un jeune gars au nez légèrement goudronné, arborant une bouche suave et fraîche, où se mêle l'élégance d'un élevage discret et le fruit mordant d'un terroir que l'on ne soupçonnait pas aussi caractériel. À ce moment, si Madame Rose avait pu quitter le box dans lequel on l'avait volontairement égarée, elle aurait sûrement volé au secours de Monsieur Grand Cru, perdu dans des calculs d'apothicaire, n'achetant plus vraiment du vin mais plutôt des prix, car à défaut d'avoir du goût, Monsieur sait tout de même compter...
Dommage, ils auraient pu repartir avec le nectar d'une soirée d'amour liquide à venir, ils ne repartiront qu'avec l'incertitude de quelques réservations faites à la hâte, choisies dans l'inconfort odorant d'un étal de produits cosmétiques jouxtant les tablées réservées à la cause bordelaise et à l'enchevêtrement de ces quelques flacons rosés, censés sustenter ces dames encore une fois délestées de leur propre choix.
Bref, nous
sommes en l'an de grâce 2014, les diligences aux attelages poilus ont
disparu, on ne tire plus l'eau sur la place du village, et le bois ne
sert plus guère qu'à égayer les soirées hivernales sans réelle fonction
de chauffage, l'électricité ou le gaz ayant supplantés la noblesse des
chênes.
Nous
sommes en l'an de grâce 2014, et le vin a trouvé sa place sur les
tablées les plus nobles comme dans les garde-manger plus modestes des
classes moyennes sensibles à la dive bouteille.
En
ce début de millénaire, la société est crispée, mais le savoir-vivre
permet d'oublier un quotidien fait de tracas se dissolvant parfois dans
le creux de verres, porteurs d'un discours rassérénant, dont on aime à se
nourrir. Le libre arbitre semble être un acquis de chaque instant, on parle, on choisit, comme on devrait picoler : dans la décontraction, l’éclectisme et le partage des idées.
Et pourtant, nous sommes en 2014, et les chasses gardées d'un autre temps semblent encore au goût du jour...
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