Un peu de tri !

jeudi 22 mai 2014

Des oeuvres d'art... que l'on pisse !

Œuvre d'art, idéologie sous verre, cru artisan ou simple jus de la terre, la terminologie dont on souhaiterait affubler le vin est une véritable discussion byzantine. Alors, sans vouloir laisser émerger une idée tranchée, voici une petite réflexion illustrée dans l'empirisme profond de nos ablutions viniques.

Piss Christ* est une œuvre d'art, une photographie de l'artiste américain Andres Serrano réalisé en 1987. Une œuvre de sang et d'urine dans laquelle baigne un des symboles les plus forts de l’irrationalité humaine...

Et c'est justement cette image qui percuta mon esprit lors d'un de ces débats sans fin, où l'on se doit de porter un jugement sur la capacité d'un canon de 75 cl (au moins) à supporter ce qualificatif pompeux (celui d’œuvre d'art), synonyme d'accession à une caste s'ouvrant à l'esprit des gens, par la prétendue unicité d'un de ces inédits liquides porteur de sens.

Car tout n'est qu'une question de mesure : entre une vision ancrée dans le factuel d'un produit de la terre qui terminera au creux d'une cuvette ou d'une artère, et celui d'un idéal fantasmé canonisant la moindre étiquette enluminée par l'Histoire ou le marketing, il y a fort à parier que l'artiste et l'artisan auront le temps de converser autour d'un verre, pour relativiser un peu la polémique. D'autant plus qu'il me semble important de rappeler, qu'au delà de la question d'une filiation entre art et vin, les notions de plaisir et d'émotion doivent, à mon humble avis, prévaloir. Un argument de poids dans cette quête de dédramatisation. 
Au centre du débat du jour, une bouteille, ou plutôt, une parmi d'autres. Un canon prestigieux, un haut gradé du goulot, un bordelais qui allait semer la discorde. Car si autour de la table, à l'aveugle, le vin n'allait pas exciter plus que ça nos papilles acérées, le relais de nos impressions sur la toile subira un tout autre sort. On ne touche pas aux œuvres d'art ! Si on ne les apprécie pas, c'est qu'on ne les comprend pas... 

Mais cette Mission 1988, pour moi, ce n'était qu'un de ces tableaux célèbres aujourd'hui, qualifié d’œuvre, mais dont on a oublié l'histoire. Un de ces Rembrandt que les siècles ont englouti, diluant d'autant son passé : les commandes, les besoins d'argent, le fonctionnement de cette petite entreprise loin de se limiter aux talents du hollandais... Aujourd'hui, ce genre de vin possède l'image d'une œuvre, grâce peut-être, à cette irrationalité que l'homme alimente à foison dans son profond besoin de créer des icônes. 

Mais ce qui n'est finalement qu'un produit de la terre, sous une chaussette, sombre uniforme gommant toute appartenance supérieure, n'avait aucunement la place au panthéon de l'art pinardier. Le candidat à l'accession divine n'était pas dépourvu de qualités, un beau jus souple aux notes de café torréfié masquant quelque peu un fruit légèrement cuit mais pas sans gourmandise. Une palette évoquant l'âge avancé du bonhomme, mais aussi une condition physique le laissant espérer accrocher la maison de retraite sans gros bobos. Un bouche un peu plus en retrait, inégale, véhiculant un message monotone et assez irrégulier, un flux d'arômes hésitant entre souvenirs de jeunesse et maturité incontrôlée. Une boîte à cigare qu'on aurait bousculée baigne dans un lit de fruits noirs ; le cèdre se fait discret, balayé par des notes de fumée ; on tente de méditer avec ce vin, mais le message ne se fait pas si lisible. Un vin bien fait auquel on aurait enlevé son âme. Regrettable...
Finalement, ce vin c'est un peu ce Philosophe en méditation de Rembrandt, seul dans son clair-obscur, à se contempler de l'intérieur, ignorant peut-être à cause de cette cécité pressentie, le quotidien sommaire, empreint de réalisme qui se déroule devant lui. Car rien ne dit que dans la noirceur simpliste entourant ces grandes réflexions, ne se trouve pas le triste théâtre d'une attente des plaisirs élémentaires.

Il fut un temps où l'on distinguait les "beaux-arts" de l'artisanat et des techniques sous le rapport de l'utilité : les œuvres d'art, contrairement aux objets techniques n'auraient aucune utilité. Moi, mon vin en a une, celui d'adoucir le quotidien, de créer du lien avec ceux qui nous entourent. Et si le seul but de la performance artistique est de porter les objets à l'éclat du paraître, le vin va lui bien au delà, car il permet d'être. Il permet d'être à celui qui le fait, il permet d'être à celui qui le découvre, se questionne, le partage...

Art ou travail de façonnier, la limite est mince, mais il est aussi ridicule de croire que le vin, produit de l'artisanat, s'oppose de façon rigide à la création artistique, car il est loin de se réduire à la répétition d'un geste sans réflexion, que de s'entendre sur le fait que le vin est un art, car il sait s'affranchir de l'utile et d'une fin déterminée à l'avance.

Et puis, la règle du bon qui se trouve pris dans une bouteille peut, parfois, ne pas servir à faire une autre bouteille, elle ne sert alors qu'une seule fois, et tant mieux, sinon le vigneron ne serait pas "surpris", il ne serait que "satisfait". Ces aléas qui font d'un millésime ou d'un choix empirique une exception, donne au-delà d'une valeur artistique au vin, du charme. Ce plaisir physiquement imperceptible et pourtant si charnel qui donne au vin cette ambivalence que les irrationnels veulent sanctuariser et que les méthodiques veulent codifier. Alors laissons le dernier mot aux jouisseurs, ils ne trancheront pas, mais feront bien mieux, à défaut d'admirer ou d'évaluer, ils boiront... pour finir, sans scrupule, par pisser ces œuvres d'art ou ces simples jus de la terre, c'est à discrétion.

David Farge "ABISTODENAS" 
* Œuvre notamment rendue célèbre par les nombreuses contestations qu'elle généra. Dernière en date, au printemps 2011, en Avignon, où la photo suscita la controverse et fut vandalisée à coups de marteaux.

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