"Le vin c'est avant tout des histoires..."
Celle que je vais tenter de vous raconter ici est tout simplement extraordinaire. Elle porte en elle tout ce que la passion et le talent des hommes peut engendrer de meilleur quand on aime à partager quelques verres.
Une aventure qui commence comme souvent par une rencontre. De part chez nous, dans les collines d'un lauragais doré par les blés et les tournesols, où la vigne n'est qu'un mythe que l'on ne rencontre qu'à l'ombre d'un tire-bouchon, j'ai eu le plaisir de rencontrer quelques illuminés de la boutanche. Des amoureux du bon vin, parmi lesquels, Philippe et Attila, deux copains de goulot, qui, il y a maintenant presque deux ans, ont fait leurs valises pour rejoindre durant quelques jours, cet autre pays du vin qu'est la Hongrie.
Un périple semblable à tout autre, sauf que...
Sauf que certaines rencontres subliment parfois les vertus déjà fort agréables du bon vin. Et quand on a l'occasion de goûter à ces histoires, plus que de vin, c'est véritablement de culture et de passion dont on s'imprègne à chaque gorgée.
Depuis chez nous, le vin hongrois se résume le plus souvent au Tokaj, vin plus ou moins liquoreux dont le procédé de fabrication mériterait bien plus que quelques lignes hasardeuses placées au détour d'un tout autre récit.
Non, celui dont je suis venu vous parler n'a rien à voir avec l'image doucereuse et aguicheuse de ces jus dont les becs sucrés raffolent.
Garde forestier, Imre Kalò est une icône en son pays. Il n'est pas un vigneron, ni un œnologue, ni un de ces jeunes punks à chien repentis, parti faire du vin dans sa campagne natale. Non, Imre Kalò est un atypique et talentueux faiseur de vin. Élu récemment "Vigneron des vignerons" par ses pairs, il reste pourtant à la porte de l'administration locale qui lui interdit la vente de ses bouteilles ou tout autre reconnaissance en tant que viticulteur. Mais le savoir-faire n'a heureusement que faire de ce genre de paradoxe, surtout que les particularités liant notre homme à la viticulture sont loin de s'arrêter à la porte d'une quelconque autorité un peu trop zélée.
En effet, le talent n'est jamais suffisant sans un coup de pouce de la nature. Ainsi, Imre Kalò profite aussi d'un terroir exceptionnel sur les sols complexes de la région d'Eger. Un terroir qui de part sa variété n'a, d'après lui, pas d'égal à travers le monde. Une identité si particulière qu'elle intrigue jusqu'à la communauté scientifique venue découvrir sur ses sols pas moins de huit variétés de botrytis jamais encore répertoriées.
Imre Kalò travaille au naturel. S'appuyant sur le savoir-faire millénaire d'un pays ancré dans la viticulture, il fait de cet empirisme salvateur sa vérité. Une vérité dont la nature est le chaînon principal, elle en qui il voue une confiance sans limite et dont il s'impose une écoute de tous les instants. Ici, tous les travaux sont manuels, le cheval file un coup de main et au rayon pharmacie, on préfère prévenir que guérir. Ainsi, une unique décoction vient encourager la vigne à garder le cap : une mixture alliant l'huile de colza, la chaux et le cuivre. Ce minimalisme ne cache pourtant aucune naïveté, ni aucun ésotérisme de pacotille.
"Si la vigne est attaquée, elle doit se défendre seule… ou mourir. Et si la récolte est détruite, ce n'est pas bien grave : j'ai assez de vin en cave..." - Imre Kalò
Tradition hongroise oblige, les maturités sont souvent poussées et on ne craint pas l'alcool, la richesse ou le sucre. Ce qui n'empêche en rien notre maître des lieux de toujours viser le juste équilibre dans ses vins. Une production dont l'étendue de la palette ferait tomber à la renverse n'importe quel peintre en quête de couleurs. Avec environ deux cents vins différents en élevage, on touche ici à l'irrationnel. D'ailleurs, la première fois que Philippe me raconta cette histoire, je l'écoutais parler comme un gosse. Comme absorbé par le flot de ces contes qui nourrissent le coucher, j'avais l'impression de me noyer dans un bonheur imaginaire qu'il me faudrait un jour absolument rejoindre. Rien que pour voir. Pour vous en dire un peu plus sur le personnage, le plus simple est de vous livrer tel quel, quelques lignes de cet incroyable récit...
Extrait du reportage initial de Philippe Ricard
Bref, comment me suis-je retrouvé avec ces quelques bouteilles au fond de ma cave ? Une
première rencontre avait déjà eu lieu l'an dernier, où j'avais eu
l'occasion de goûter à un très agréable Leányka 2007 aux allures de
chenin légèrement muscaté d'une rare pureté. Mais pour la suite, j'ai simplement accepté de croire à cette histoire et dit oui quand il le fallait. Au final, une des nombreuses cuvées du domaine a rejoint les clayettes curieuses de mon stock de fables liquides, tout comme un rouge hongrois de très belle facture, la curiosité n'étant rarement un défaut quand il s'agit de dégainer le tire-bouchon.
Deux vins blancs de Kalò qui comme les autres auront suivi le même parcours à la cave : égrappage manuel, pas de foulage, macération en cuve ouverte de tuf émaillé ou demi foudres tronçonnés (les blancs sont logés à la même enseigne que les rouges, avec des macérations allant jusqu'à 2 mois). Ensuite, le chapeau est remué grossièrement, un sulfitage minime est effectué par vaporisation, quant à la récupération des jus, elle se fait par gravité sans pressurage aucun. Les fermentations s'étalent sur plusieurs années et les assemblages se font ou non selon les envies du vigneron. "Ne toucher à rien", un maître mot qui ira jusqu'à la mise en bouteille, effectuée qu'une fois le vin ayant atteint une subjective perfection laissée à l’appréciation d'Imre Kalò.
Il va sans dire qu'une telle rencontre ne doit pas laisser indifférent. À en juger par le degré de fascination qui fut le notre durant les longues minutes de discussion et d'écoute à ce sujet, je ne pense pas être le seul dont le souhait, aujourd'hui, serait de pouvoir vivre un tel périple.
"L’intérêt n’est pas que dans le vin, mais aussi dans le moment, dans les hommes." - Imre Kalò
En attendant, il me reste le vin, partie immergée de cet édifice à la complexité sans limites apparentes. En premier lieu un 100% Leányka sur le millésime 2009. Un vin sur lequel n'apparait pas le nom d'Imre Kalò, simplement le nom du propriétaire des vignes, le roi sans couronne se fait discret mais n'a que faire d'une quelconque reconnaissance, il préfère de loin la discrétion de sa cave dans laquelle il reçoit presque tous les jours...
"De nos jours, la qualité des hommes se jauge à leur flottaison dans l'eau : ceux qui flottent au sommet de la société sont les gens creux et insipides, ceux qui coulent sont ceux qui ont la plus grande densité." - Imre Kalò
Dans le verre, s'épanouit un vin riche, aux allures d'orangeade. Le leányka, cépage local, est ici botrytisé avant de subir une longue macération pelliculaire. Une structure qui permettra de dompter une matière dense et exubérante. Ici l'abricot danse avec les épices, l'orange amère se badigeonne de miel dans une cacophonie aromatique finalement extrêmement précise. Je n'avais pas connu une telle impression de volume et de liberté depuis le débridage de ma mobylette, c'est dire ! Les fromages les plus impertinents y trouveront leur compte, une cuisine épicée aussi, mais un poulet rôti et quelques frites sublimeront la chose, à coup sûr.
Côté rouge, la découverte prit l'apparence d'un kekfrankos 2006. Un cépage endémique aux allures de cabernet ligérien. Son élevage long aura permis de dessiner un vin suave, tout en finesse et dont l'équilibre est exemplaire. Un peu compliqué à l'ouverture, le vin d'une exceptionnelle tenue à l'air libre oscille entre cerise, foin, notes torréfiées, champignons, résine et épices. Moins exubérant que son compagnon de route, ce vin fut néanmoins remarquable affichant sans sourciller une folle jeunesse en regard de la décennie qui l'a vu s'épanouir.
Au-delà des vins d'Imre Kalò c'est avant tout cette histoire qui fait le charme de chacun de ces verres dégustés. Mais malgré tout, au delà d'un contexte forcément enjôleur, ce sont de vrais grands vins qui furent bus à chaque fois. Une magie rare...
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Voilà, après cette immersion par procuration assez extraordinaire, il ne me reste à présent que ces quelques bouteilles pour symboliser la réussite de cette folle entreprise portée à bout de bras, contre vents et marées, par cette figure sans égal qu'est Imre Kalò. Et en attendant pourquoi pas de pouvoir un jour pousser la porte de sa cave, je continuerai à me délecter tant que possible de cette découverte que je dois à mes deux compères du coin. Merci les gars, si vous en avez d'autres des comme ça, c'est quand vous voulez !